loader

Mes nuits blanches

Date du projet : 2019-2020

Mes rôles sur ce projet :    Chef opérateur    Réalisateur  

Insomniaque et noctambule depuis l’adolescence, j’ai noué une relation intime avec l’obscurité. J’ai appris à aimer sa paix, sa discrétion, ses mystères et ses surprises. Parfois, lampe de poche éteinte, je déambule sur les chemins et m’émerveille d’un ver luisant, du chant d’une chouette ou du passage d’un renard. Sous la voute céleste, la voie lactée déchire le ciel. Avec mes amis astronomes amateurs, j’observe des photons qui ont traversés l’Univers durant des millions d’années et atterrissent dans l’œilleton de mon télescope, dessinant alors les astres aux dimensions hallucinantes sous la forme de minuscules et subtils nuages gris.

J’ai le privilège de vivre dans une vallée où la nuit est encore préservée, mais pour combien de temps encore ? Celle-ci recule sous l’effet d’une vague d’éclairage nocturne qui s’amplifie chaque année. En vingt ans celui-ci a doublé. En 60 ans, il a décuplé. L’immense majorité des occidentaux vit désormais sous un ciel pollué par une lumière diffusée sans aucune mesure tous azimuts. L’homme moderne, dans sa toute-puissance, aurait-il toujours peur du noir ? Quelles motivations le poussent à envahir cet espace de répit pourtant indispensable pour lui-même, la faune et la flore ? Et quelles en sont les conséquences ? Je vous emmène dans mon enquête auprès des amoureux de la nuit, des poètes, des astronomes, des scientifiques et des bêtes sauvages...

Un film d'Alban Cousinié, réalisé en collaboration avec Arnaud Micelli et Eric Ghiglione.


 

Le mot du réalisateur

Depuis les années 90, comme beaucoup d’astronomes, je regarde le ciel et me tiens informé de la progression de la pollution lumineuse. Et comme dans bien d’autres domaines, la situation se dégrade lentement mais sûrement, avec des effets de seuil : l’arrivée en masse des éclairages LEDs fabriqués à bas coût en Asie a provoqué ces dernières années un boom des lumières bleues et blanches, les plus nocives pour la qualité du ciel et pour les écosystèmes. Alors qu’on aurait imaginé que l’aspect économique de ces éclairages nous permettrait, à intensité égale, de faire baisser la facture d’électricité, on constate plutôt en pratique que les économies générées permettent souvent plutôt de multiplier les points lumineux et d’augmenter leur intensité. Or le vivant, animal comme végétal, s’est construit depuis 3 milliards d’années sur la base de l’alternance jour/nuit. Nous éclairons depuis 150 ans seulement : à l’échelle de l’évolution nous venons juste d’allumer la terre.

Les animaux et les plantes ont construit leurs modèles de vie autour de ces rythmes circadiens : les plantes sont par exemple dotées de récepteurs qui leur permettent de mesurer la durée du jour et celle de la nuit. Arrivées à un certain ratio, elles savent qu’il est le moment pour elles d’envoyer la sève, de fleurir, ou de perdre leur feuillage. La plupart des animaux sauvages et 9 espèces de papillons sur 10 ne se déplacent qu’à la faveur de la nuit. Ils sont très perturbés par ces phares que nous posons un peu partout et qui bouleversent leurs repères millénaires. Les oiseaux migrateurs, par exemple, naviguent grâce à la lumière des étoiles. Mais arrivés au-dessus des grandes villes, ils ne perçoivent plus le ciel perdu dans le halo des lumières artificielles, et souvent tournent en rond et s’épuisent alors qu’ils vont se lancer dans les grandes traversées des mers entre hémisphère nord et hémisphère sud. Beaucoup ne résistent plus au voyage. Quant aux insectes, maillon essentiel de la chaine alimentaire, ils ont vu leurs populations se réduire de 80% ces 20 dernières années en occident sous le coup des pesticides, et en deuxième lieu de la pollution lumineuse. Ils passent leurs nuits à tourner instinctivement autour des lampadaires au lieu d’aller se nourrir ou se reproduire, pour finir par mourir brulés par l’ampoule ou d’épuisement. Ainsi la pollution lumineuse est un mal silencieux, mais bien réel, et compte parmi les multiples fléaux du monde moderne qui s’additionnent pour provoquer ce que les scientifiques ont déclaré être la sixième extinction massive du vivant.

Ce qui m’a frappé durant toutes ces années où je sensibilisais mon entourage au phénomène de la pollution lumineuse, c’est que la plupart des gens n’ont aucune connaissance, et donc aucune conscience des dégâts et nuisances provoquées par l’éclairage excessif qu’ils peuvent causer. Et il serait facile de les considérer comme bénins : quelques insectes morts, quelle importance ? Il y en a tant… trop même, pense-t-on ! Mais quand on prend du recul dans l’espace et le temps, et qu’on regarde le tableau d’ensemble comme le font de nombreux scientifiques et naturalistes, alors on prend conscience de l’ampleur du problème. Il y a donc une urgence réelle à éduquer les populations occidentales face à cette problématique qui concerne pour l’instant essentiellement le monde moderne.

Mais au-delà de l’énoncé des faits, comment faire en sorte que les spectateurs se sentent concernés ? Pour la plupart des gens, ce problème n’existe pas car il n’a pas de corps. Pour beaucoup d’entre nous, la nuit, c’est surtout une rue éclairée, une sortie tardive chez des amis, pour un restaurant ou un spectacle. Rares sont ceux qui croisent parfois des animaux sauvages. En définitive, ils ignorent ce qu’est la nuit : elle n’entre pas dans le champ de leur perception.

Alors ce film documentaire vise à leur faire toucher en premier lieu la nature profonde de la nuit, au travers d’expériences subjectives, de sorties nocturnes au contact des étoiles, de la faune et de la flore. Il se doit de leur faire sentir intimement la beauté, la diversité et la fragilité de tout ce petit monde qui s’agite une fois la nuit tombé. Alors, une fois touchés par l’existence de ce monde jusqu’ici invisible, ils pourront changer leurs comportements et se faire à leur tour les avocats du vivant.

Chaque nouvelle décennie d’inaction est un temps inestimable perdu face à l’érosion du vivant : des espèces qui ont mis des centaines de millions d’années à se perfectionner tendent à disparaitre en quelques dizaines d’années, faute de pouvoir s’adapter au rythme des changements que l’homme moderne leur impose. Certains scientifiques évoquent désormais une probable disparition des insectes pour la fin du XXIè siècle : nous sommes en train de vivre un effondrement. Et toutes les branches du vivant sont affectées par ces déséquilibres. Plus que jamais, il y a urgence à éduquer et agir, et nous avons le devoir de transmettre à nos enfants un monde au moins aussi vivant et sain que celui que nous avons trouvé. Ce film s’inscrit dans cet esprit.

Alban Cousinié.